Populations patrilinéaires en Asie
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Un changement social pourrait expliquer la chute de la diversité génétique du chromosome Y à la fin du Néolithique

Il y a plus de 3 000 ans, la diversité génétique paternelle, mesurée à partir du chromosome Y, s’effondre. Il était admis jusque-là que les guerres entre clans auraient pu être à l’origine de la disparition de nombreux chromosomes Y. Pour autant, une hypothèse moins violente fondée sur le changement de mode de vie des humains expliquerait aussi cet effondrement, et pourquoi il n’est pas observé pour la diversité génétique maternelle. Entretien avec Léa Guyon, doctorante en anthropologie génétique au Muséum.

La diversité génétique d'un chromosome dans une population s'évalue en comptant le nombre de différences1 entre les chromosomes de deux individus différents. Plus il y a de différences, plus la diversité génétique est élevée, moins il y en a, plus la diversité génétique est faible. L'effondrement de la diversité génétique sur le chromosome Y correspond donc à une diminution brutale du nombre de différences entre individus sur ce chromosome dans la population masculine.

Cet événement a été mis en évidence il y a plusieurs années dans une publication fondée sur l'étude des génomes2 de populations actuelles dans le monde entier, car les histoires paternelle et maternelle des populations du passé peuvent être reconstruites à partir de génomes contemporains. En effet, l’ADN étant une molécule héréditaire, transmise de parent à enfant, analyser l’ADN des individus du présent nous donne des informations sur leurs ancêtres. Grâce à ce travail sur le chromosome Y, transmis de père en fils de génération en génération, la démographie des populations du passé a ainsi pu être reconstruite : l’histoire paternelle des populations humaines a révélé un effondrement de la diversité, comme si le nombre d’hommes avait chuté très subitement il y a près de 3 000 ans ! Côté maternel, c’est très différent : l’étude de marqueurs génétiques transmis par la mère ne révèle pas d’effondrement.

Par ailleurs, il est possible de reconstruire la généalogie des individus dans une population à partir de l’étude de la diversité génétique de cette population. Si les individus sont très différents, il y a moins de chances qu’ils possèdent un ancêtre commun récent que s’ils se ressemblent beaucoup génétiquement. Dans le cas du chromosome Y, il a été montré que les ancêtres communs des groupes actuels sont souvent datés de la même période il y a 3 000 à 5 000 ans. Encore aujourd’hui, en Europe, on estime qu’il y a 3 grands groupes de chromosomes Y. Il en existe d’autres, très minoritaires, ce qui souligne la faible diversité3 sur ce chromosome même de nos jours.

  • 1Les chromosomes sont constitués d un assemblages de nucléotides : les unités de base de l ADN. Ces nucléotides sont au nombre de 4 (A, T, G et C) et forment ce qu on appelle une séquence lorsqu ils s assemblent. Par exemple : ATTGCAA est une séquence génétique.
  • 2Le génome est l ensemble de l information génétique d un être vivant que l on trouve dans chacune de ses cellules. Elle prend la forme de chromosomes.
  • 3Les 3 grands groupes majoritaires de chromosomes Y présents en Europe ne semblent pas restreints à une région en particulier mais varient en fréquence selon où l on se trouve (Batini et al. 2015, Nat Comm)

Un chromosome sexuel

Le chromosome Y est un chromosome sexuel, comme le X : il est présent uniquement chez les hommes, dont la paire de chromosomes sexuels est XY. Le chromosome Y n’est d’ailleurs transmis que par le père à ses fils.

Quelles étaient les hypothèses expliquant cet effondrement jusqu’à présent ?

Une seule hypothèse avait été proposée et testée par des modèles. Elle postulait que les populations humaines étaient organisées en clans ; et qu’au sein de ces clans, les hommes partageaient un ancêtre commun assez récent en lignée paternelle. Comme les hommes étaient très apparentés au sein des clans, ils portaient donc des chromosomes Y similaires. Cette hypothèse se fonde sur la violence puisqu’elle suppose que des clans entiers disparaissaient à cause des guerres. Les pertes humaines auraient ainsi provoqué la baisse de diversité observée sur le chromosome Y.

Selon cette même hypothèse, la raison pour laquelle les femmes n’ont pas subi le même processus s’expliquerait par cette même organisation de clans. Ainsi si les hommes sont, eux, très apparentés, ils se marient avec des femmes venant d’autres clans qui les rejoignent chez eux après leur mariage, c’est le système patrilinéaire. Il y aurait donc eu un mélange permanent des femmes issues de divers clans. Par ailleurs, lors des guerres, les femmes d’un clan vaincu pouvaient être capturées par les vainqueurs. Ainsi, lors de la disparition des clans, la diversité maternelle n’aurait pas été impactée.

D’autres hypothèses n’ont jamais été formellement testées. Par exemple, une hypothèse fondée sur la sélection naturelle propose que certains chromosomes Y étaient plus adaptés à l’environnement que d’autres, ce qui aurait conduit à la disparition progressive des chromosomes Y les moins adaptés. En effet, le génome est le lieu de mutations aléatoires, qui peuvent parfois avoir une incidence sur le phénotype des individus. Cela peut s’avérer être un avantage : si une mutation permet de résister à un pathogène, l'individu a plus de chances de survivre et de se reproduire. Ce sera ainsi son génome qui perdurera dans le temps. Cependant, il est improbable que la sélection naturelle soit à elle seule l’explication de cet effondrement car il se produit partout, à peu près à la même époque.

Comment fonctionne un système patrilinéaire, et quels sont ses effets sur la diversité génétique ?

Tout d’abord, il existe différentes formes de systèmes patrilinéaires. Nous nous sommes surtout intéressées au système dit "segmentaire" dans lequel les clans fissionnent en sous-clans lorsqu’ils atteignent une certaine taille. Les hommes y sont apparentés en lignée paternelle, et se marient avec des femmes de clans différents. Il arrive que certains clans aient un succès reproducteur plus grand que d’autres clans, notamment par leur différence de statut. Dans ces systèmes patrilinéaires segmentaires, les hommes se regroupent par apparentés en lignée paternelle au moment d'une fission. En somme, les hommes les plus proches d’un point de vue généalogique vont rester dans un seul groupe : on retrouvera ainsi les frères et cousins dans un groupe, tandis que les membres plus éloignés iront ailleurs. Cela contribue également à trier les chromosomes Y. De cette façon, plus on se ressemble, plus on reste dans le même groupe, et plus le chromosome Y sera homogène dans ce groupe.

Quelles implications sur le fonctionnement de la société ?

Illustration représentant des clans patrilinéaires, chacun affilié à un ancêtre commun

Illustration représentant des clans patrilinéaires, chacun affilié à un ancêtre commun

© MNHN - L. Guyon

Dans l’étude, nous faisons l’hypothèse suivante : au moment de la transition néolithique qui commence il y a 12 000 ans, on observe un grand changement dans le mode de subsistance des populations humaines. On passe de sociétés de chasseurs-cueilleurs à des sociétés d’agriculteurs et éleveurs. Nous faisons l’hypothèse que les systèmes de parenté ont alors eux aussi changé. Les systèmes de chasseurs-cueilleurs ont une filiation majoritairement bilatérale, ce qui signifie que les individus sont affiliés à leur famille maternelle et paternelle4, contrairement aux systèmes patrilinéaires.

Nous proposons donc qu’au moment de la transition vers des modes de subsistance agropastoraux, il y aurait eu un changement de système de parenté vers des systèmes plus patrilinéaires. On pense cela car dans les populations actuelles, les agriculteurs et éleveurs sont davantage organisés en groupes patrilinéaires que les chasseurs-cueilleurs.

Ces différents modes de subsistance perdurent encore aujourd’hui et se répartissent dans le monde entier. Par exemple, les Pygmées en Afrique de l’Ouest sont plutôt chasseurs-cueilleurs, alors que les populations voisines Bantu sont plutôt agricultrices ou éleveuses5. Il faut savoir que les populations patrilinéaires sont encore majoritaires aujourd’hui : elles représentent environ 40 % des populations humaines actuelles, contre environ 14 % de populations matrilinéaires et 37 % de populations bilatérales. C’est un sujet très étudié dans notre laboratoire, notamment pour les populations d’Asie centrale et du Sud-Est, mais aussi les populations d’Afrique centrale. 

  • 4Cela signifie qu ils considèrent autant la famille de leur père comme de la famille que celle de leur mère.
  • 5En Afrique de l Ouest se situe une coexistence de populations Pygmées qui ont un mode de subsistance chasseur-cueilleur et de populations non Pygmées qui pratiquent l agriculture (Verdu et al. 2013, Mol. Biol. Evol.)

Cette absence de diversification chez les hommes est-elle toujours autant visible aujourd’hui ?

Aujourd'hui, on constate que la diversité génétique est en partie regagnée sur le chromosome Y, mais pas complètement. En effet, la diversité génétique paternelle reste inférieure à la diversité génétique maternelle, qui est trois à quatre fois plus élevée6.

Comment avez-vous pu construire et tester ce modèle ? Quelles données avez‑vous utilisées ?

Graphique illustrant les résultats du modèle selon le scénario, en termes de diversité du chromosome Y

Graphique illustrant les résultats du modèle selon le scénario, en termes de diversité du chromosome Y

© MNHN - L. Guyon

Notre idée était de confronter l’hypothèse guerrière, la seule qui avait été testée jusqu’à présent, à une hypothèse fondée uniquement sur un changement d’organisation sociale. Cette hypothèse s’est construite à partir des recherches qui ont été menées dans notre laboratoire. Plus de 1 000 génomes collectés dans de nombreuses populations patrilinéaires par mes directrices de thèse Evelyne Heyer et Raphaëlle Chaix ont montré que les systèmes patrilinéaires segmentaires sont associés à une faible diversité du chromosome Y. Pour tester notre hypothèse, nous avons développé des modèles de populations constituées de plusieurs villages, eux-mêmes structurés en clans patrilinéaires. Ces clans sont composés d’hommes très apparentés en lignée paternelle qui se reproduisent avec des femmes provenant d’autres clans, voire d’autres villages.  

Nous avons ainsi testé deux scénarios : un scénario guerrier dans lequel 15 % des hommes meurent à chaque génération à cause des affrontements entre clans, et un scénario non guerrier dans lequel les clans ont une organisation patrilinéaire segmentaire qui favorise la croissance de certains clans au détriment d’autres clans.

Pour construire ce modèle, nous nous sommes inspirés d’études menées sur des populations patrilinéaires actuelles. En particulier, nous avons choisi les valeurs de paramètres du modèle en accord avec les observations qui ont été faites dans différentes populations patrilinéaires (comme la taille des clans, les différences de succès reproducteur ou le taux d’extinction). Nous nous sommes notamment appuyées sur les données de terrain récoltées par les scientifiques du laboratoire en Asie centrale et du Sud-Est. Ce travail s’ancre dans un gros effort de terrain sur le long court mené par l'équipe d’Anthropologie génétique du Muséum.

Une fois le modèle construit, nous avons simulé les scénarios guerrier et non guerrier, puis nous avons comparé leur impact sur la diversité du chromosome Y. Les résultats montrent qu’un système patrilinéaire segmentaire dans lequel certains clans se reproduisent plus que d’autres et dans lequel les chromosomes Y sont triés lors des fissions de clans, est plus efficace pour réduire la diversité du chromosome Y qu’un système patrilinéaire guerrier non segmentaire dans lequel des clans disparaissent à cause de la guerre.

Référence scientifique :  

Guyon, L., Guez, J., Toupance, B. et al. Patrilineal segmentary systems provide a peaceful explanation for the post-Neolithic Y-chromosome bottleneck. Nat Commun 15, 3243 (2024). https://doi.org/10.1038/s41467-024-47618-5  

Remerciements à Léa Guyon, doctorante en anthropologie génétique au Muséum national d’Histoire naturelle et Raphaëlle Chaix, chercheuse en anthropologie génétique au Muséum national d’Histoire naturelle (Éco-anthropologie - UMR 7206, CNRS, MNHN, Université Paris Cité).